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La place de l’imaginaire dans la médiation de l’histoire et du patrimoine

Pour écouter cet article, plutôt que de le lire, voici la version podcast.


Il y a une histoire que j’aime raconter lors de mes visites guidées de Lyon : l’histoire de l’éboulement de la colline de Fourvière en 1930. Un événement tout à la fois tragique et passionnant. La formation géologique de la colline, les diverses couches d’occupation et les infiltrations d’eau abondantes en ont toujours fait une colline très instable. Des rapports très précis documentant ces problèmes avaient été envoyés au maire Edouard Herriot en 1925 mais rien n’avait jamais été fait, jusqu’au jour où après plusieurs signaux (écoulements d’eau abondants, effondrement des terrasses de l’hôpital situé sur la colline, etc.) un glissement de terrain dramatique emporta avec lui des dizaines de maisons et tua des dizaines de Lyonnais.

imaginaire autour de l'éboulement de la colline de Fourvière
L’éboulement de la colline de Fourvière — 1930. Source : Bibliothèque en ligne Gallica — btv1b9048331g.

J’ai toujours aimé raconter cet événement qui me passionnait et que je trouvais très émouvant car c’est une mémoire que porte encore la ville de Lyon. Pourtant, je ne réussissais pas à captiver mon auditoire tel que je le souhaitais. J’aurais voulu émouvoir, passionner avec cette histoire, autant que je l’étais moi-même.

Un jour, j’ai essayé quelque chose de différent. Au lieu d’annoncer d’abord la fin de l’histoire (“Je vais vous raconter l’histoire de l’éboulement et comment il provoqua la mort de dizaine de personnes”) puis le détail de la catastrophe (écoulement d’eau abondant remarqué sur la colline deux jours avant, effondrement de l’une des terrasses de l’hôpital de la colline avant l’effondrement des terrains entiers, etc.) et enfin ses causes, j’ai décidé de faire l’inverse.

J’ai commencé par raconter l’histoire dans l’ordre chronologique, pour ménager le suspens. La pluie forte en cet été 1930, l’écoulement anormal remarqué, l’effondrement des terrasses. Ensuite, le détail de la nuit de l’éboulement heure par heure, pour ajouter encore plus d’attente et de suspens car l’auditoire sait qu’il va se passer quelque chose, c’est une convention de narration.

Mais j’ai surtout changé quelque chose qui a complètement transformé l’écoute de mes visiteurs. J’y ai ajouté un personnage imaginaire, totalement fictif, qui faisait le lien entre tous ces événements. Un personnage qui faisait toutes ces découvertes une à une, qui paniquait, qui prenait des décisions hâtives pour essayer de retarder la catastrophe mais qui échouait puisque la catastrophe aurait lieu de toutes façons.

Ce personnage, par ses actions, est vecteur d’émotions : celles que je souhaite faire vivre à mes visiteurs. Je veux les faire paniquer lorsque tous ces événements arrivent, avant la grande catastrophe, afin de les préparer émotionnellement à cette partie de l’histoire. Alors, mon personnage inventé (qui n’a pas de nom, c’est un employé de la mairie) est le premier témoin des événements qui annoncent la catastrophe(écoulement, effondrement des terrasses, etc.) Il rentre à la mairie le plus vite possible, fébrile, cherche à mettre la main sur le rapport qui avait été publié à l’intention du maire quelques années auparavant pour voir si l’on peut résoudre ce problème avant la catastrophe, …

Cette façon de raconter a radicalement changé l’écoute de mes visiteurs.

Désormais, je les vois tous accrochés à l’histoire, les yeux brillants et avides de connaître la suite. Ils poussent des exclamations : “Oh !” “Oh non !” (chose que je ne voyais que très rarement lors d’une visite guidée.) Le seul changement majeur a été d’inventer un personnage fictif, vecteur d’émotion.

Il y a de l’imaginaire dans toutes les médiations

Dans la médiation, presque tous les supports aujourd’hui intègrent un peu d’imaginaire, de faux, d’imaginé, d’extrapolé. Personne ne se limite à ce qu’il sait, tout le monde invente des choses et compose autour de la réalité pour raconter l’histoire de façon plus captivante. Les seuls à qui l’on n’apprend jamais à faire cela sont les guides conférenciers et médiateurs de musée.

Quelques exemples de médiations historiques qui s’arrangent avec la réalité :

  • Les séries historiques, même si leur but premier n’est pas de faire de la médiation, au final c’est un cours d’histoire comme un autre. Perso, j’ai révisé tout le passage de la république à l’empire romain avec la série Rome, et depuis, je m’en souviens.
    Les séries historico-parodiques comme “Confessions d’histoire” (que je vous recommande de tout mon coeur) ou “Drunk history” (que je vous recommande aussi mais qui est en anglais) qui pour le coup, ont comme objectif de raconter l’histoire et donc, font de la médiation.

  • Les BD historiques : notamment la génialissime série “Les rues de Lyon”, mais aussi la très belle série “Ils ont fait l’histoire”.
Mélanger l'histoire et l'imaginaire

Tout le monde invente, et recompose l’histoire. On a beau tenter d’être au plus proche de la vérité historique que possible, on a besoin de prêter à un personnage des paroles qu’il n’a jamais prononcé, un caractère que l’on ne peut que “supposer” pour lui donner une véritable existence.

Dans les grandes séries historiques ou les films, la part inventée va encore plus loin puisque l’on crée souvent des personnages qui n’ont même pas existé et des intrigues construites de toute pièces.

C’est ce que les gens du marketing appellent le “Storytelling”. En français “Mise en récit” ou “accroche narrative”. (Mais ça fait beaucoup plus sérieux de le dire en anglais.)

C’est une composante qui me semble essentielle pour la médiation et c’est malheureusement quelque chose qui n’était pas du tout enseigné lorsque j’ai fait mes études de guide conférencière (qui s’appelaient “guide interprète nationale” à l’époque…)

Si la réflexion sur la place de l’imaginaire était menée, si on se posait seulement la question, chacun pourrait trouver sa place. Il suffit d’être conscient que nous ne pouvons pas nous limiter à la stricte vérité historique. Une fois que cette prise de conscience est faite, chacun choisit sa place sur “le curseur du vrai/faux”.

Le curseur du vrai/faux

C’est ainsi que nous l’avons renommé chez Cybèle. Lorsque nous écrivons des visites pour d’autres, nous demandons à nos clients de se placer sur cette échelle de l’imaginaire.

À partir de là, tout est possible :

  • Une simple personnalisation d’une histoire comme celle de Fourvière qui reste tout de même très centrée sur les faits historiques.
  • L’invention complète d’une intrigue, de personnages pour transmettre un contenu.

C’est cette dernière version que nous avons choisi pour nos visites contées de Lyon. Nos personnages principaux et les aventures qu’ils vivent sont entièrement inventées. Cependant, les personnages secondaires sont des personnages historiques, nous intégrons les éléments du patrimoine que nous expliquons car notre histoire se passe dans un décor historique réel. C’est une manière de transmettre l’histoire de Lyon à une époque précise tout en faisant passer de nombreuses émotions.

Le style de médiation se rapproche sans doute plus de la série ou du film historique que de la visite guidée.

Une nouvelle visite théâtralisée dans laquelle nous incarnons de célèbres artistes lyonnais : nous sommes obligés de leur prêter un discours et une personnalité ! (Photo : Charles Pietri)

Une chose cependant nous tiens à coeur lors de ces visites contées où la place laissée à l’imaginaire est très grande : nous prenons toujours le temps en fin de visite de rétablir la vérité et démêler le vrai du faux.

PS : L’histoire que je vous ai raconté au début de cet article n’est pas tout à fait vraie. J’utilisais déjà ces techniques depuis longtemps lorsque j’ai commencé à raconter cette histoire d’éboulement. 🙂


Guide, musicienne et conteuse, Clémence est un peu lyonnaise et 100% Rhônalpine : elle fut nourrie à la crème de Bresse et à la châtaigne d’Ardèche. Passionnée par le monde médiéval et l’architecture, elle adore raconter des histoires.

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