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S’adapter à son public grâce à des préjugés

Derrière ce titre un peu provocateur, se cachent deux vraies questions au cœur de notre métier : que faire pour s’adapter à nos publics, et sur quoi nous basons-nous pour cela ? 

C’est une question qui nous est venue suite à une discussion avec notre cher confrère Jean-Alexandre Benguigui de la société New Generation Guide, qui donne également des cours en Licence Professionnelle de Guide Conférencier•e à l’université Lyon II, notamment sur la déontologie du métier de guide et sur l’adaptation aux différents publics.

En parlant de cette question de l’adaptation au public avec ses élèves, et en leur disant qu’il faut utiliser ses préjugés pour s’adapter au public, il remarque combien les élèves sont toujours choqués d’entendre cela. 

“Préjuger” quelqu’un, n’est jamais considéré comme quelque chose de positif. Pourtant, il nous semble que c’est la seule manière de commencer à nous adapter à notre public.

S’adapter au public, qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est un terme qui regroupe de nombreuses choses, et voici celles qui nous semblent les plus importantes : 

1. Adapter le langage. 

Le vocabulaire, la syntaxe d’une part, et le niveau de langage de l’autre. Il faut choisir un vocabulaire et tournures de phrase compréhensibles, mais surtout rassurantes pour notre public. Un groupe d’enfant peut sans doute comprendre des tournures de phrases un peu complexes, mais ces tournures de phrase ne vont-elles pas les effrayer ? Ou leur demander trop de concentration et ainsi les perdre rapidement ?

Le niveau de langage est tout aussi essentiel. On peut choisir, selon le groupe, la situation, un langage soutenu, plutôt courant, ou même dans certains cas carrément familier !

2. Adapter la complexité des explications

Selon le profil du groupe, selon ses connaissances, son éducation, sa provenance, j’aurai besoin d’expliquer certaines choses à certains groupes mais pas à d’autres. 

Dans certains cas, je pourrai aller beaucoup plus loin dans l’explication car le groupe sera déjà très familier avec certaines notions. Dans d’autres cas, il sera indispensable de repartir des bases, et donc difficile d’aller plus loin dans l’explication. 

Parler d’architecture… à qui ? et comment ?

3. Adapter le contenu à transmettre

Évidemment, il faut aussi veiller à transmettre du contenu intéressant pour le public. Selon la provenance du groupe, selon leur histoire, selon qui ils ou elles sont, selon leur métier, je vais peut-être raconter certaines choses à certains groupes, que je ne raconterais pas à d’autres. Avec un groupe d’étrangers, je vais peut-être raconter des anecdotes qui disent “ce que l’on fait en France, ce qui nous semble naturel mais étrange pour les autres pays.” Je ne raconterai sans doute pas cela à un groupe de français.

À un groupe de développeurs informatiques et travaillant dans le monde du numérique, je m’attarde un peu plus sur le fonctionnement du métier jacquard, du carton perforé, et de Ada Lovelace, grande mathématicienne qu’ils•elles connaissent tous•tes et dont ils•elles sont ravie•es d’entendre parler ! Je ne m’aventure pas dans ce genre d’explications avec n’importe quel public…

Sur quelle base construit-on cette adaptation ?

En effet, lorsque l’on se retrouve devant un groupe dont on ne sait rien, comment s’adapter ? Comment savoir quel niveau de langue choisir ? Quelle complexité dans les explications ? C’est là que nous utilisons nos préjugés, et il n’y a rien de mal à cela !

Notons d’abord que les préjugés existent, et que notre cerveau n’a aucun moyen d’y échapper, ce sont la psychologie et les neurosciences qui le disent. Notre société nous apprend à rejeter les préjugés car ce sont ces préjugés qui propagent toutes sortes de discriminations. Pourtant, les préjugés peuvent être très utiles s’ils sont utilisés à bon escient. 

Imaginons, un groupe. Les informations que j’ai eu lorsque la visite a été réservée sont les suivantes : “Groupe de cadres dans le secteur pharmaceutique, groupe VIP. Ils ont eu une journée de séminaire, font une visite avant de terminer la soirée au restaurant”. 

Mon premier préjugé : Ok, des cadres ça veut dire des hommes, moyenne d’âge autour de 50 ans, parce que s’ils sont trop jeunes, ils ne seraient pas VIP. Ils vont me prendre de haut (je suis une femme, probablement plus jeune que la majorité d’entre eux, et en tant que guide, la société ne me considère clairement pas comme une “VIP”), la moitié d’entre eux risque d’être au téléphone parce qu’ils n’ont pas vraiment choisi d’être là, il vont passer la moitié de la visite à me demander “C’est quand l’apéro ?”

Ce préjugé se base évidemment sur des expériences similaires, et je suis obligée de faire appel à ces expériences malgré moi pour me préparer et accueillir mon groupe au mieux. 

Je commence donc par faire le tri, et ne garder que les préjugés qui pourraient éventuellement me servir à me préparer.

  • Je pense qu’ils vont arriver en retard à la visite mais qu’ils ne voudront pas arriver en retard au restaurant (préjugé vérifié de nombreuses fois) : je réfléchis en amont à comment raccourcir la visite si besoin.
  • Je pense qu’ils vont me prendre un peu de haut (là aussi, vérifié maintes fois) : je me blinde de toutes mes meilleures vannes pour montrer que je ne suis pas la petite stagiaire à qui on coupe la parole, pour assumer mon autorité sur ce groupe. Je prépare mon alternance de niveau de langage courant pour la jouer “sympa” et de niveau très soutenu avec explications très complexes pour leur montrer que je peux me mettre à un niveau intellectuel proche du leur.
  • Je pense qu’ils ne seront qu’à moitié intéressés et certainement fatigués de la journée : je prépare aussi un contenu léger, drôle, pour leur faire passer un bon moment. 

Sans ce travail, basé sur des préjugés, je ne peux pas me préparer convenablement.

Cependant, le travail ne s’arrête pas là, car c’est bien le risque de tous les préjugés : en faire une vérité sans remise en question. Même si je les ai préjugés d’une façon, je vais être à l’affût de tout ce qui pourrait remettre en cause mes préjugés.

Si je vois que finalement ils sont beaucoup plus à l’écoute, qu’ils sont très attentifs, posent de nombreuses questions, je vais peut-être passer doucement du contenu léger et humoristique à quelque chose d’un peu plus complet. 

Lorsque l’on est conscient de cela, on réalise d’une part que les stéréotypes existent pour une bonne raison, et tant mieux, sinon nous serions sans cesse en train de nous demander quoi faire, comment le faire, et ce serait épuisant pour notre cerveau. 

D’autre part, cela nous oblige à être plus attentif aux gens, en étant conscients que l’on ne se base que sur des préjugés et qu’ils sont sans cesse à ré-évaluer.

L’avis d’Alex

Nous avons demandé à Jean-Alexandre de nous donner son avis sur le sujet.

Alex (New Generation Guide) et ses clients !

“L’habit fait l’homme” mais “l’habit ne fait pas le moine”

Pour l’adaptation des visites guidées, il s’agit ici d’une question de fond et non plus uniquement de forme : on peut faire passer des notions très complexes à des personnes a priori “éloignées” d’un sujet (par exemple l’iconoclasme protestant au XVIe s. avec des clients d’Arabie Saoudite, les poussées dans une voûte gothique avec des élèves de CM1…) tant qu’on prend le temps de dérouler une explication accessible pour eux, qu’elle soit basée sur la correspondance interculturelle, la comparaison avec des notions qu’elles maîtrisent ou qu’on sent qu’elles maîtrisent.

Dans la vie courante nous effectuons involontairement et immédiatement un lien entre ce qui nous est dit de quelqu’un et ce que nous imaginons à ce sujet. Par exemple dans notre esprit on visualise tout un ensemble d’images, de connotations, de comportements ou connaissances associées lorsqu’on entend “Je suis avocat” ou “Elle est allemande” ou “Il est catho très pratiquant” ou encore “Il est gay”, « je ne vais jamais au musée ». C’est un processus logique basé sur notre propre expérience du monde parce que « l’habit fait l’homme”.

C’est exactement le même processus lorsqu’on a un groupe en visites guidées : dans les cinq premières minutes le guide comprend à qui il a ”affaire” :

« Ok : c’est un comité des fêtes, les gens chantent, et en trois minutes il y a déjà eu deux blagues au-dessous de la ceinture et quelqu’un qui m’a tutoyé”.

Spontanément, le guide se dit que l’iconoclasme protestant et les poussées des voûtes gothiques n’auront peut-être pas grand intérêt pour eux, qu’il va falloir employer des notions plus concrètes, etc. 

Les étudiants guides ont du mal à intégrer cette démarche intellectuelle parce qu’ils imaginent que se mettre “au niveau” de son public est forcément un acte méprisant et condescendant, que jauger son groupe est caricatural : le guide doit baisser le niveau parce que l’auditoire n’a pas les capacités. Or jauger n’est pas juger, il n’y a pas de jugement de valeur sur les individus du groupe, juste un pressentiment qu’il va falloir s’adapter à leurs attentes, ce n’est pas baisser le niveau, c’est faire correspondre le niveau. Nous autres guides l’avons tous expérimenté durant l’Euro de football en 2016 en comprenant rapidement que beaucoup de visites guidées réservées par les supporters n’étaient pas toutes vues comme culturelles mais plutôt comme un divertissement, une promenade, etc. et ce constat n’autorise pourtant personne à faire l’équation fan de foot = inculte.

C’est donc justement là où le guide doit tâter le terrain pour :

  • Garder un niveau de contenu compréhensible pour son auditoire c’est-à-dire de quoi parler et comment en parler pour que les visiteurs soient intéressés ? Quel serait l’intérêt de dérouler un texte tout prêt si le groupe ne comprend rien, ou quelle satisfaction un guide trouverait-il dans son métier au quotidien s’il n’avait qu’à répéter ce qu’il a lu dans des livres ?
  • S’extirper de ses a priori pour intéresser le public à ce que le guide estimait spontanément être inintéressant ou hors de portée pour eux. A mon sens, c’est l’essence-même de la médiation culturelle : contrairement à ce que l’on entend souvent, le guide n’est pas là pour transmettre du savoir (sinon il serait professeur), il est là pour servir de facilitateur, d’intermédiaire entre les choses et les gens.

Utiliser ses a priori, les tester, les dépasser, voilà même une mission pour le guide. L’adaptation, maître mot voire obsession chez les guides professionnels consciencieux, c’est prendre en compte la situation une fois les préjugés dépassés, parce qu’en réalité les bonnes surprises sont souvent au rendez-vous.

Eh oui, “l’habit ne fait pas le moine”.

Guide, musicienne et conteuse, Clémence est un peu lyonnaise et 100% Rhônalpine : elle fut nourrie à la crème de Bresse et à la châtaigne d’Ardèche. Passionnée par le monde médiéval et l’architecture, elle adore raconter des histoires.

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